L'ordre était là, devant nos yeux : point d'honneur, point de futiles présentations venant gâcher le plaisir d'un moment que l'on avait tant attendu : un coup, puis deux, il tomba. S'écroula, son corps de pierre venant épouser le sol poussiéreux. Des débris venaient se mêler aux cailloux qui jonchaient le sol. Il n'eut pas envie de se relever. La pointe d'une épée venait déjà lui lécher la gorge. Alors, sans même chercher à contrôler sa respiration, il se mit à réfléchir à tout ce qui l'avait mené là. Toutes ces escapades, parfois légales finiront par devenir létales. Ejiku le regardait d'un air menaçant. Lui n'osait pas détourner son regard de la lame qui le menaçait. Qu'avait-il fait pour mériter ça ? Il n'était rien d'autre qu'un soldat au service de sa cause. L'Eryendil, un ordre créé de toutes pièces quelques mois seulement auparavant, qui cherchait à rétablir la vérité. Les puissants ne le voyaient pas de cet oeil. Ils voulaient garder un contrôle absolu sur les événements. Alors, ils s'étaient mis en tête de tous les pourchasser.
La scène sembla durer une éternité. Il ne savait plus s'il devait se battre tant son heure semblait être arrivée. Il chercha dans le regard d'Ejiku le moindre signe de pitié, mais celui-ci semblait déterminé comme jamais. Alors il se vit mourir. Il repensa à son enfance heureuse dans les campagnes où rien ne lui semblait jamais grave. Il repensa à ses parents qui élevaient paisiblement leur bétail et vivaient des bonheurs les plus simples de la vie. Il repensa à tous ces moments où il se promenait dans les forêts alentours, avec son fidèle Kouji, son chien-loup, qui le suivait dans toutes ses aventures. Il repensa à cette fois où il se retrouva à quelques dizaines de mètres seulement de deux cerfs, qui majestueusement, traversaient les broussailles. Il n'avait jamais vu de créatures aussi élégantes et raffinées. Avec Kouji, il se cachait dans une fougère non loin de là, et il observait, tant et si bien que les secondes lui paraissaient des heures à la vue de ces créatures majestueuses. Il repensa à ces soirées à la maison entouré de ses parents et de sa soeur, se blottissant autour du feu à la recherche de chaleur. Mais la vraie chaleur venait de l'amour de ses proches qui veillaient sur lui avec attention.
Alors pourquoi en était-il arrivé là ? Petit, il ne saisissait pas l'importance de ces moments, le bonheur de ces petits instants qui composaient sa vie. Il ne rêvait que de grandeur, de partir vivre de vraies aventures car sa vie lui paraissait insipide. Avait-il trouvé le bonheur, se demanda-t-il à cet instant où sa vie ne tenait plus qu'à un fil ? Un geste, si insignifiant soit-il, et la lame d'Ejiku viendrait lui trancher la gorge, ne laissant plus rien de lui qu'une carcasse vide, plus encombrante qu'autre chose. Adieu ces instants d'allégresse, adieu ce bonheur qu'il avait connu et qu'il pensait ne jamais avoir trouvé, adieu ce monde qu'il avait cru si sombre alors que la lumière lui avait toujours été accordée. Désormais il était là, allongé, vulnérable, tel un petit insecte que l'on viendrait écraser pour le plaisir. Il avait vécu tant d'années, on l'avait élevé, endurci, aimé, il avait vécu tant d'épreuves, et pourtant il était là, sans aucune défense, à la merci d'une lame.
Bientôt, vint le coucher de soleil. Il avait eu l'impression que plusieurs années venaient de s'écouler. Il se remémorait tous ces souvenirs, instants futiles qui bientôt disparaitraient avec lui. Car quelle est la valeur de ces souvenirs, aussi inestimable que futile, qui viennent à disparaître à votre dernier souffle ? Ces instants vécus, pendant des heures, des jours entiers. Ils sont toute votre richesse. Ils représentent votre seul patrimoine. Ils sont aussi chers à vos yeux que le plus rare de vos trésors. Ils sont la merveille la plus incroyable que vous puissiez posséder et ce n'est que face à la mort que vous vous en rendez compte. Car avec vous, ils disparaitront à jamais. Il se demanda pourquoi il en était arrivé là, lui à qui tout le bonheur du monde était promis, là, sous ses yeux. Mais il ne le voyait pas. Il l'avait cherché toute sa vie. Et c'est seulement au moment de rendre son dernier souffle qu'il venait de le réaliser.
Alors, Ejiku fit un mouvement brusque de son bras droit. D'abord, il leva le bras, sa lame s'élevant vers le ciel, la lumière du jour venant son refléter sur son tranchant tout juste aiguisé. Puis, il vint fendre l'air. Il semblait que toute forme de vie venait de s'éteindre l'espace de quelques secondes. Il eût à peine le temps de sentir une légère douleur à sa gorge. L'instant d'après, ses souvenirs n'étaient plus. Ne restait qu'une carcasse sans âme, un morceau de chair sans valeur, un cadavre qu'on oublierait dans les secondes qui suivirent. Après tout, il n'était qu'un chevalier parmi tant d'autres. Aux yeux du monde, sa vie n'avait pas plus de valeur qu'un vulgaire insecte. Mais à ses yeux, le monde avait plus de valeur que n'importe quoi. Ses souvenirs de toutes ces années de petits instants possédaient une valeur inestimable, mais avec lui, ils s'effacèrent à jamais. Puis, le monde continua son cycle impitoyable, comme s'il n'avait jamais existé. Ce monde qu'il avait tant chéri, continua sa marche funèbre, et lui ne serait plus qu'un amas de poussière oublié, à jamais.